Voici le texte de présentation d'un livre de Christian Chevandier, professeur d'Histoire à l'Université du Havre, sur le thème du rôle décisif des policiers de Paris lors de la libération de la ville pendant l'été 1944.
Avant de lire ce texte, il convient de réaliser un petit rappel historique: depuis 1939 et le début de la Seconde Guerre Mondiale, une grande partie de la France (dont Paris) est occupée par l'Allemagne nazie d'Hitler. La France et les Français sont divisés entre ceux qui collaborent avec Hitler et le régime nazi (le gouvernement de Vichy du maréchal Pétain) et ceux qui résistent: la Résistance déclinée en Forces Françaises de l'Intérieur (FFI) avec des figures comme le général Koenig ou le général De Gaulle, que nous avons vu dans la vidéo. A l'été 1944, Paris est encore occupée mais le débarquement des Alliés (Américains, Britanniques et Français entre autres) sur les plages de Normandie le 6 juin fait entrevoir la fin du conflit et une possible défaite de l'Allemagne nazie.
Attention: nous avons choisi le texte suivant pour son intérêt historique (et linguistique bien entendu) mais il s'agit d'un document long (plus de 1600 mots). Ce sera le seul véritable exercice de compréhension écrite de ce premier thème puisqu'il compte double. Nous avons mis une photo plus ou moins à la moitié de ce texte pour éventuellement l'aborder en plusieurs fois puisqu'il est divisé en deux parties. Bonne lecture et bonne(s) découverte(s)!
Été 1944. L'insurrection des policiers de Paris
Vers la grève générale
"Dès les premières semaines de l'Occupation, et en nombre significatif à partir de 1942, les policiers sont entrés en résistance." Ils se sont regroupés au sein de trois mouvements de résistance, créés à partir du début de l'année 1943. Pour ces fonctionnaires qui ont pris le parti de la résistance, la question de la désobéissance est fondamentale. "Certaines interventions donnent l'impression que, profitant de la confusion ambiante, les agents tentent de se soustraire aux ordres, voire de faire le contraire de ce qui leur est demandé." A l'occasion des grandes manifestations patriotiques du 14 juillet 1944, pour la première fois la police n'est pas intervenue et, s'il n'est pas encore question de prendre les armes, l'idée d'une grève se propage, portée par les organisations syndicales dans la clandestinité. Le 8 et le 9 août, sur la consigne de leurs organisations de résistance, certains policiers ont abandonné leur poste en gardant leur arme administrative, leur tenue et leur "carte de réquisition" qui leur permet d'attester de leur appartenance à la police. Ils ont été immédiatement suspendus de leurs fonctions, révoqués et recherchés. Le 13 août, est lancé un mot d'ordre de grève auprès de tous les effectifs de police pour le surlendemain. Un "Comité de libération de la police parisienne" proclame un "ordre de grève générale pour toute la police parisienne". "Ce texte fait basculer les légitimités et modifie la situation des policiers. La lâcheté ordinaire, l'excuse de l'obéissance aux ordres, celle de tous les bourreaux, ne tient plus désormais." Le 15 août au matin, l'ordre de grève est massivement suivi : "Ces hommes dont la fonction est d'assurer l'ordre sèment le désordre par leur simple absence." Le 16 au soir, Chaban-Delmas, le Délégué militaire national, arrive à Paris et informe les responsables de la Résistance que Koenig est hostile à toute insurrection. L'état-major FFI (Forces Françaises de l'Intérieur) fait placarder un ordre de mobilisation appelant "tous les Français et Françaises valides à rejoindre les formations FFI ou les milices patriotiques". Chaban télégraphie à Koenig d'intervenir auprès des Alliés pour demander une occupation rapide de Paris. Rol-Tanguy, chef des FFI, promeut une tactique de guérilla urbaine qui privilégie la mobilité.
L'insurrection, malgré la trêve
Le mouvement "Honneur de la police" prend l'initiative d'appeler à un rassemblement des policiers grévistes le 19 août au matin, devant la préfecture de police. Gardes et gendarmes, qui remplaçaient les policiers en grève, se rallient aux insurgés qui rentrent dans la cour et investissent les bâtiments. Les autorités issues de la Résistance s'installent. Les policiers les plus compromis dans la politique de collaboration, à commencer par ceux des Brigades spéciales, sont arrêtés quand ils ne se sont pas déjà enfuis. Les agents venus de tout Paris occupent la caserne de la cité ; la Résistance adresse aux soldats de l'armée d'occupation des tracts rédigés en allemand, tandis que la guérilla s'installe et prend de l'ampleur en gagnant le Quartier latin sur la rive gauche. C'est dans ces conditions qu'une trêve est négociée car les forces de l'occupant nazi ne sont pas négligeables. Elle fut annoncée par des équipages mixtes (policiers parisiens et soldats allemands) le dimanche 20 août, mais ne fut pas respectée et n'empêcha pas l'occupation de l'Hôtel de ville.
Révolution ? Le lendemain, des barricades furent édifiées par dizaines dans de nombreux quartiers et la guérilla s'amplifia, en particulier au Quartier latin. Le 23 août, l'ennemi attaqua le commissariat du 8e arrondissement et un incendie se déclara au Grand Palais. "Par la dilution de certains pouvoirs, par l'affirmation d'autorités officielles qui s'installent, qui s'opposent, par l'autonomie prise sur le terrain par les acteurs, la situation n'est pas seulement insurrectionnelle, elle est révolutionnaire." "La population parisienne est en train de se réapproprier son histoire et de renouer avec son identité" Devant cette situation, le commandement allié ordonne à la 2e Division blindée (DB) du général Leclerc de se diriger sur Paris alors que Choltitz (alors gouverneur de Paris pour les nazis) reçoit une longue lettre signée par Hitler lui ordonnant de défendre la ville, quitte à ce qu'il n'en reste qu'un "tas de ruines" et que les autorités de la Résistance dénoncent la trêve. Le 24 août au soir, un appel général ordonne aux policiers de reprendre leur service en uniforme. Le capitaine Dronne reçoit l'ordre du général Leclerc de marcher sur Paris. Il est chef de la 9e compagnie du Régiment de marche du Tchad, vite appelée "La Nueve" parce qu'elle est en grande partie composée d'Oranais hispanophones et d'anciens combattants Républicains espagnols déjà très aguerris. Il entre dans Paris peu avant 21h par la porte d'Italie. Le bourdon sonne à la cathédrale Notre-Dame. L'insurrection est devenue libération.
Libération Le 25 août, les policiers ont repris leurs uniformes et les groupes tactiques de la 2e DB pénètrent dans la ville par quatre endroits différents, tandis que l'armée américaine arrive par la porte d'Italie. "Soldats américains, Français libres de la 2e DB, FFI : la diversité des combattants qui libèrent Paris en cette chaude journée contribue à créer une atmosphère étrange que restituent bien les films et les photographies de l'époque. Les policiers, en uniforme, souvent casqués, participent aux combats mais assurent aussi la protection de la population". Les accrochages avec l'occupant continuent tandis que Choltitz reçoit un ultimatum du commandant français exigeant sa reddition. Il accepte, et c'est dans la salle de billard de la préfecture de police qu'il signe l'acte de reddition. De Gaulle se rend alors à la préfecture de police puis gagne l'hôtel de ville où il prononce l'un de ses plus célèbres discours*. Le lendemain c'est la "marche triomphale" que de Gaulle a tenu à organiser, de la tombe du soldat inconnu jusqu'à Notre-Dame.

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Le 31 août, le gouvernement s'installe dans la ville libérée. Le nouveau pouvoir a besoin de s'appuyer sur une police forte afin d'affirmer son autorité politique et de protéger les citoyens : c'est le temps des débordements, des règlements de comptes et de l'épuration. La commission d'épuration de la préfecture de police tient sa première séance dès le 8 septembre et siégera jusqu'à novembre 1945. Près de 4000 fonctionnaires seront traduits devant cette commission qui sanctionnera d'autant plus fortement que les responsabilités du fonctionnaire auront été importantes.
Seconde partie : « Des insurgés » "Les agents ne combattent pas en formations constituées. Mais ils ressemblent fortement à une troupe coordonnée administrativement et pratiquement." La troupe qui s'insurge est fortement hiérarchisée et centralisée, mais l'insurrection a bouleversé la hiérarchie dans la mesure où de simples policiers l'ont préparée, puis en ont pris la tête. Dans les services, les responsables des trois mouvements de Résistance se sont substitués à des chefs trop impliqués dans la politique de Vichy. L'auteur parvient à restituer et à prendre en compte l'atmosphère concrète de l'insurrection : le bruit assourdissant des combats, le concert des cloches de la cathédrale, les haut-parleurs des voiturettes qui délivrent des informations, les "manifestations sonores des pratiques sexuelles", la vue et l'odeur des incendies dans un ciel très dégagé, l'odeur de la mort, celle des cadavres. Il consacre plusieurs pages à une étude très fine des "tireurs des toits" qui affolaient les libérateurs et les passants et qui apparaissent aujourd'hui comme la dernière énigme de la libération de Paris. Les policiers se trouvent dans une situation contradictoire dans la mesure où ils doivent combattre, mais aussi et simultanément protéger la population. Dans la mesure du possible, ils règlent la circulation et cherchent à empêcher les pillages, à limiter les exactions et à éviter les lynchages. Leur parfaite connaissance de la ville est un atout dans l'insurrection. L'auteur montre qu'une majorité de policiers ont combattu dans le quartier où ils résidaient et qu'ils connaissaient bien, et que les commissariats ont été des centres importants de diffusion des nouvelles officielles.
"Des hommes" Les pertes humaines totales au cours des combats de la libération de Paris seraient légèrement inférieures à 5000 victimes : un peu moins de 600 civils, entre 900 et 1000 FFI, 130 soldats de la 2e DB et 3200 soldats de l'armée allemande. Le chiffre officiel des fonctionnaires de la préfecture de police tués au cours des combats fut établi à 167. Les policiers ne se perçoivent pas forcément comme d'anciens instruments de la politique de Vichy. Néanmoins ils ont participé aux persécutions antisémites et à la répression de la Résistance. "Il est donc vraisemblable que la plupart des policiers morts pour la Libération ont été mêlés à une ou plusieurs rafles antisémites". Il est possible d'observer aussi des fuites permettant à des Juifs d'échapper à la rafle, il s'agit alors d'actions individuelles. Les agents en uniforme n'ont pas participé à la torture des résistants qui fut le fait des Brigades spéciales. "Pour chacun de ces policiers parisiens se pose la question de l'articulation entre son métier, fait d'obéissance à des ordres, et sa conscience."
"Des mémoires"
"La démarche de construction identitaire du groupe social des policiers parisiens passe fortement par le souvenir des héros de la Libération, restituant ainsi la légitimité perdue du fait de la collaboration d'État." Cette étude permet de mieux comprendre pourquoi des hommes appartenant à une police ayant servi l'occupant nazi ont participé au soulèvement du peuple de Paris. Peu d'entre eux avaient fait la Grande Guerre mais beaucoup l'avaient vécue enfant. Tous avaient subi la honte de la défaite humiliante du printemps 1940. Par leur insurrection ils retrouvent leur dignité. L'auteur insiste alors sur la nécessité de ne pas confondre l'institution et les individus, : "la police a collaboré et des policiers ont résisté" écrit-il. Mais l'institution existerait-elle sans les hommes qui l'incarnent ? * voir "Pour aller plus loin", ci-dessous.
Source: clio-cr.clionautes.org
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